Nous sommes le peuple le plus heureux du monde

Cinq voix : A, B, C, D et E.

A, B, C et D sont au plateau.

B. On s’arrête dans combien de temps ?

D. Une demi-heure avant le début.

B. Top.

D. Comme ça on a le temps de faire le plein.

C. D’ici là on se concentre.

A. Vous sentez pas un truc bizarre ?

B. T’as dit quoi ?

A. Vous sentez rien là ?

C. Tu trouves que ça sent quelque chose ?

B. Ouais ça sent un truc.

C. Ah ouais ?

C. Ah ouais t’as raison y a une odeur.

B. Ouais ça sent bizarre.

C. Ça sent bizarre, pas vrai ?

D. Je sens rien.

C. T’as raison en fait, moi non plus, je sens plus rien.

A. Tu rigoles, ça pue.

B. Tu sens rien toi ?

D. Toujours rien.

D. Je sais pas, je suis pas sûr.

C. Tu sens quelque chose ?

D. Je sais pas, c’est comme si – ah, ça y est, je sens un petit truc.

C. On est d’accord, moi aussi, ça commence à sentir !

D. En fait non. Finalement non.

C. Ah bon, t’es sûr ?

D. C’est difficile à dire, y a des micro-odeurs mais j’ai du mal à sentir une odeur en particulier.

C. T’as raison, y a des micro-odeurs, voilà, c’est ça, c’est des micro-odeurs mais en plus des micro-odeurs j’ai quand même l’impression de sentir quelque chose, une vraie odeur.

D. OK.

A. Ça part pas.

B. Non, c’est toujours là.

A. Qu’est-ce qu’on fait ?

D. On a plus beaucoup de temps, on essaie d’être efficace, OK ?

A. Ça devient vraiment dur à supporter.

D. Ça sent quoi ?

B. C’est acide.

A. C’est acide et ça prend à la gorge.

B. C’est pas si fort que ça.

C. C’est prégnant ?

B. C’est quoi ?

C. C’est prégnant.

B. Ça veut dire quoi ?

C. C’est prenant.

B. Prégnant.

C. C’est pas la même chose ?

D. Donc une odeur acide, qui prend à la gorge, une odeur prenante ?

A. Une odeur qui donne envie de vomir.

C. Ça vient de là.

B. Non, ça vient d’ici.

C. Plutôt de là.

A. Je la sens bien là.

B. Moi aussi.

C. Moi pas trop ici.

A. Ça vient d’ici clairement.

B. Oui, c’est là.

C. Ah.

B. Ah non, plus maintenant.

A. Je la sens bien ici encore.

B. Ici.

C. L’horreur.

B. C’est ça.

C. C’est bien ça.

B. C’est bel et bien ça. C’est ici exactement.

D. En ce point ?

C. En ce point.

D. Et donc ?

B. Et donc quoi ?

D. C’est une odeur de quoi ?

B. C’est une odeur de merde.

C. Oui, c’est bien de la merde.

D. Très bien, on nettoie et on reprend, merci d’être efficace.

C. Je peux pas m’approcher plus.

B. Moi non plus.

A. Moi non plus.

B. Mets ton autre main devant ton nez.

D. La merde, on ne la fait que sortir d’ici, elle n’y entre jamais, elle ne doit jamais y entrer, seulement en sortir. J’appelle la femme de ménage.

D sort et revient.

B. Elle est déjà partie ?

D. Oui.

B. C’est l’heure ?

D. Presque.

B. Il reste combien de temps ?

D. Cinq minutes.

D. Allez-y maintenant.

B et C sortent.

A sent l’odeur sous sa chaussure. D l’a vu.

D. Je me suis couché hier un peu avant vingt-trois heures, j’ai brossé mes dents, j’ai bu une tisane, mon pyjama sentait la lavande du placard, j’ai préparé mes affaires pour aujourd’hui, et ce matin à cinq heures au réveil, tout était logiquement déjà prêt, tout était propre, je n’avais qu’à me brosser les dents à nouveau, me refaire une tisane, non, un thé – un thé, pour la caféine, même s’il y a très peu de caféine dans le thé, cinquante fois moins que dans le café, je crois non ? C’est pour ça qu’on l’appelle théine abusivement, au lieu de l’appeler caféine – peut-être. Alors thé, brossage des dents – dans cet ordre-là c’est mieux – à six heures moins le quart je commande une voiture avec chauffeur, cinq minutes plus tard la voilà avec ses chromes qui reflètent tout, la berline ronronne à peine, le cuir des sièges est tiède, certainement des sièges chauffants, une bouteille de Cristaline, dommage, mais la circulation est super fluide, c’est merveilleux de se lever avant tout le monde et de profiter d’une infrastructure calibrée pour les heures de pointes – les sueurs de la sortie des bureaux – alors qu’il n’est que six heures et quart et qu’il n’y a rien que les guirlandes de lumières blanches et rouges le long de l’autoroute noire. J’arrive à l’aéroport, je rejoins le salon réservé aux voyageurs d’affaires, ce salon dans lequel on a disposé en quinconce des fauteuils en cuir qui permettent de s’installer correctement, d’ailleurs je n’ai aucune raison de me plaindre, je sens bon, je me sens frais, je suis en forme, je sors mon ordinateur – en fait je le ressors, je l’avais déjà sorti dans la voiture – j’avais déjà commencé le travail dans la voiture, pour être exact j’avais lu mes e-mails, enfin j’avais lu le restant des e-mails de la veille, ceux que je n’avais pas lus, ou plutôt je les avais déjà tous lus mais je n’y avais pas répondu, enfin je n’avais pas répondu à tous, j’avais commencé à y répondre, mais cette fois dans le fauteuil je termine la rédaction des e-mails et je commence le travail à proprement parler, et c’est vrai que s’il y avait un problème à régler dans les aéroports ce serait le morcellement des temps, car j’ai à peine commencé le travail au salon qu’il faut rejoindre la porte d’embarquement – et en même temps, on cherche à gagner du temps, à rester en transit le moins longtemps possible alors je ne me plains pas, je rejoins la porte d’embarquement et j’embarque – ça y est je suis sur mon siège et je sens mon feu intérieur qui rugit, qui crépite, je reprends mon ordinateur cette fois encore et je me remets au travail, humblement, baby steps, pas à pas, je bosse, j’avance, je coche les items de ma todo list – ça devient dur de parler de productivité sans faire d’anglicisme – je refuse le champagne qu’on me propose, et j’ai à peine vu le trajet passer que l’avion atterrit et me voici arrivé à l’heure où je suis parti, j’atterris à l’heure qu’il était quand j’ai décollé, la même heure – magie du décalage horaire dans le bon sens, quand tout roule, quand on glisse sur la rotation de la terre, qu’on se lance à mille kilomètres par heure dans une course main dans la main avec le soleil – me voilà de retour sur terre donc, une autre voiture m’attend, un autre siège en cuir, pas de Cristaline cette fois, c’est de l’Evian – je préfère, tout va très bien, tout va parfaitement bien, c’est le lever du soleil qui scintille dans l’horizon couleur mangue et tout va même d’autant mieux que le chauffeur a mis à ma disposition quelques biscuits chinois, je parle de ces biscuits qu’on casse en deux pour y trouver un morceau de papier avec une prédiction, alors je me laisse tenter, je prends un biscuit, j’ouvre l’emballage, je le casse en deux, je retourne le morceau de papier, je l’approche de mes yeux – qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je lis ? Meilleure fortune ? Meilleure fortune ! La cerise sur le gâteau, meilleure fortune, aujourd’hui en plus ! – ça y est, je suis arrivé, le chauffeur s’arrête, je monte les marches, je n’ai qu’une envie, c’est partager mon bonheur avec vous, c’est vous communiquer mon enthousiasme, faire ruisseler mon optimisme – et par quoi je suis accueilli ? Avec quoi on me reçoit ? Avec quoi je suis accueilli parmi les miens ? Comment on me dit bonjour ? Avec de la merde ? On me dit bonjour avec de la merde ? Une odeur de merde sous tes pompes ? Des petits bouts de merde coincés dans les stries de tes semelles de merde ? Des fines particules de merde qui diffusent une subtile odeur de merde partout dans le bureau ? Un diffuseur ambulant d’odeur de merde ? Un diffuseur que tu portes avec toi, que tu emmènes partout, un diffuseur d’odeur de merde sous tes pompes ?

B et C entrent.

B. Vous avez trouvé une solution ?

D. On vous attendait.

Tous s’installent.

D. La Marseillaise.

B. Le capitaine.

C. Le président de la République.

B. Pile ou face.

A. Pile.

D. C’est parti.

B. Griezmann.

C. Umtiti.

B. Passe en retrait.

A. Kanté.

D. N’Golo Kanté.

B. Dégagement du gardien.

C. Hugo Lloris.

D. Balle à l’adversaire.

B. Qui perd la balle.

D. Giroud.

A. Giroud.

B. Girouuuuuuuud.

C. La frappe.

D. La frappe de Giroud.

B. La frappe de Girouuuuud.

D. La transversale.

B. Balle à l’adversaire.

D. Woh !

C. Woh !

D. Oh là là là là !

A. Matuidi.

B. Pogba.

C. Griezmann.

D. Mbappé.

A. Pogba.

B. Griezmann.

C. Giroud.

D. Umtiti.

A. Mbappé.

B. Mbappé encooore.

C. Tête de Giroud.

D. Griezmann.

A. Umtiti.

B. Kanté.

D. Mbappé.

A. Matuidi.

B. Griezmann encore.

C. Mbappé qui ceeeeeentre –

D. Djorkaeff qui remet –

B. Et Zidaaaaaaaaaaaaane –

D. La tête de Zinedine Zidaaane !

A. Incroyable ! Incroyable !

B. C’est reparti.

D. Deschamps qui remet.

A. Qui passe à Thuram.

C. Thuram pour Pogba.

D. Pogba.

A. Pogba-Platini.

C. Platini.

B. Platiniiiii –

D. Et but !

A. But de Platini encore !

B. Alors celui-là !

C. Alors celui-là !

D. Si on m’avait dit que l’équipe de France marquerait cinq buts aujourd’hui –

A. Centre de Platini.

D. Balle à l’adversaire.

B. Taclé par De Gauuuuulle.

C. Mais pourquoi ?

A. Si on m’avait dit qu'un jour de Gaulle aurait recours à ce genre de –

D. Carton jaune pour de Gaulle.

B. C’est Léon Blum qui récupère.

C. Et qui passe à Clémenceau.

B. Clémenceau pour Louise Michel.

A. Louise Michel à Louis-Philippe.

C. Louis-Philippe.

D. Louis-Philippe pour le baron Haussmann.

B. Haussmann qui construit.

A. Passe en retrait à Marie-Antoinette.

B. Joli jeu de jambes.

C. Et le centre pour Bonaparte.

D. Robespieeeeeeerre.

A. Et de nouveau Bonaparte.

B. Qui se prend les pieds dans le tapis.

A. C’est récupéré par Jules Ferry.

D. La cuillère de Jules Ferry.

C. De nouveau Bonaparte.

A. Contrôle…

B. La frappe de Bonaparte !

C. Le boulet de canon de Napoléon !

A. Alors là !

B. Alors là !

D. Et un, et deux, et quatre à deux –

C. C’est Louis XIV qui prend les choses en main personnellement.

B. Louis XIV qui recentre le jeu.

A. Louis XIV toujours, belle talonnade de Louis XIV –

C. Louis XIV face aux bourguignons –

D. Passe en profondeur à Jeanne d’Arc.

A. Jeanne d’Arc acculée face aux Anglais.

B. Le centre de Jeanne d’Arc.

D. Et la tête de Charlemagne !

A. Sur la barre.

B. C’est remis…

D. Balle à l’adversaire.

C. Le dribble de Charles le Chauuuuuve –

D. La frappe de Clovis !

B. Et ça va au fond !

A. Quelle frappe !

D. La frappe du roi Clovis !

B. Une vraie frappe à la Benjamin Pavard !

D. Alors là !

C. Alors là !

A. Et c’est le coup de sifflet final, la France est championne du monde !

Tous. On est les champions, on est les champions, on est, on est, on est les champions ! On est les champions, on est les champions, on est, on est, on est les champions !

Tous. République française ! République française ! Répu, Répu, République française !

Tous. Royaume de France ! Royaume de France ! Royaume, Royaume, Royaume de France !

Tous. Vercingétorix, Vercingétorix, Vercin, Vercin, Vercingétorix !

Tous. Australopithèque, australopithèque, austra, austra, australopithèque !

C. Alors là, on peut mourir tranquille. / Le plus tard possible mais on peut mourir tranquille.

D. Alors là, on peut mourir tranquille. / Le plus tard possible mais on peut mourir tranquille.

A. Alors là, on peut mourir tranquille. / Le plus tard possible mais on peut mourir tranquille.

B. Alors là, on peut mourir tranquille. / Le plus tard possible mais on peut mourir tranquille.

E entre.

E. Nous sommes le peuple le plus heureux du monde, le pays le plus chanceux, le seul à fêter la plus grande fête du siècle le jour et la nuit durant, nous sommes la nation élue parmi deux-cents prétendantes. Mes amis, quelle journée sublime, j’ai tellement de plaisir à vous revoir ! Que c’est bon de rentrer ! Après cinq semaines de congés payés, huit RTT, dix-sept jours de congés sans solde, et trois jours fériés astucieusement intercalés, me revoilà, je vous retrouve enfin, je vous aime tellement, vous m’avez manqué, vraiment, je suis sincère, je ne m’y attendais pas mais vous m’avez manqué, il y avait un vide en moi sans vous, un trou sans vous. Maintenant que je suis revenu, j’espère que je pourrai servir à quelque chose, et sinon, tant pis, pas grave, le placard me convient très bien, j’ai plein de projets, j’ai des projets plein les poches, j’en ai tellement, des projets qui n’ont rien à voir avec la vie qu’on mène ici, des projets très précis, j’ai des projets pour des gens entiers, généreux, pour des gens qui veulent enfin devenir ce qu’ils ont toujours été, pour ceux qui veulent commencer à vivre, ceux qui veulent mettre leurs pantoufles à la poubelle et chausser leurs bottes de sept lieues pour voir les dix-mille merveilles du monde. Jusqu’à présent vous n’aviez vu qu’une version édulcorée de moi-même, j’étais effacé, j’étais en demi-teinte – c’était sans compter sur ce voyage qui m’a ouvert les yeux, m’a fait sortir de ma routine aveuglante et m’a décidé à mener l’existence pour laquelle j’ai été fait. C’est décidé, c’est le grand jour, je monte ma propre déclinaison de l’aventure contemporaine. Je cherche officiellement des candidats à la grande aventure contemporaine nouvelle ! Les candidats que je cherche sont enthousiastes et matures, ils ont le goût de la découverte, ils savent ce qu’ils veulent et sont toujours partants pour plonger dans l’inconnu, ils aiment être surpris, ils sont avides de culture et de grands espaces, ils raffolent du contact humain et des nouvelles rencontres, ils sont attentifs à ceux qui les entourent et toujours soucieux de dénoncer les injustices, ils sont solaires, ambitieux, humbles, ce sont des battants nés et il ne se passe pas un jour sans qu’ils ne s’émerveillent des plaisirs simples de la vie – vous l’aurez compris, les candidats que je cherche ont su garder leur âme d’enfant, ce sont des enfants dans un corps de jeune adulte, mais avec la sagesse et l’expérience d’un vénérable ancêtre, ils adorent rêver tout en étant responsables et avancent d’un pas décidé dans la vie, alors si vous vous reconnaissez dans ce portrait, c’est à vous de le prouver, et pour le prouver, c’est très simple, il suffit de jouer le jeu : écoutez, absorbez, réagissez. Premier mot : liberté.

B. Égalité.

C. Fraternité.

E. Alors. Bien essayé mais non, on va recommencer. Liberté.

D. Aventure.

B. Exploration.

E. Voilà ! On continue, on continue : exploration…

C. Aventure.

E. Déjà dit.

C. Ah oui, euh… randonnée.

B. Chaussures de randonnée.

E. D’accord…

A. Forêt vierge.

E. Oui, on aime, ça !

C. Amazonie.

D. Machette.

B. Découverte.

E. OK, un peu plus spécifique.

A. Barque.

B. Moteur.

C. Indigènes.

A. Rencontres.

E. Yes !

A. Feu de camp.

D. Barbecue.

E. Trop bien, barbecue.

B. Viande.

C. Charbon de bois.

D. Chalumeau.

B. Feu.

A. Feu de forêt.

B. Cigarette.

C. Cancer.

E. Non. Non non. On reprend en arrière.

C. Cigarette.

D. Addiction.

E. Encore en arrière.

A. Feu de forêt. Feu.

B. Incendie.

C. Ravages.

A. Désolation.

E. OK. C’était peut-être pas la meilleure idée de commencer avec liberté. Un autre mot.

D. Renouveau.

A. Renaissance.

B. Baroque.

E. Non –

C. Classique.

D. Musique.

A. Techno.

B. Teuf.

C. Drogue.

D. Éclate.

A. Plénitude.

B. Bonheur.

C. Jouissance.

A. Amour.

B. Plaisir.

D. Chocolat chaud.

C. Sucre.

B. Obésité.

A. Maladie.

C. Assurance santé.

B. Sécurité sociale.

A. Redistribution des richesses.

B. Anarchisme.

D. Capitalisme.

C. Travail.

D. Famille.

B. Pa –

E. Non –

B. Trick Sébastien.

A. Sardines.

C. Surexploitation des poissons.

A. Extinction de la biodiversité.

B. Abeilles.

D. Miel.

A. Chèvre chaud.

B. Salade.

C. Tomate.

D. Oignon.

B. On mange où ce midi ?

E. On se concentre, s’il vous plaît ? OK, oignon.

B. Moignon.

A. Amputation.

C. Japonais ?

D. Bistrot français ?

B. Hospitalisation.

C. On commence par un apéritif ?

A. Soins palliatifs.

D. Pas le midi.

C. Palimpseste ?

D. C’est quoi le rapport ?

B. Pas d’inceste.

E. Non non non non non non.

C. Steak frites cantine ?

D. Bof.

A. Un pichet de rouge.

B. Ah ça d’accord.

C. On est d’accord.

E. Va pour le rouge.

D. Non pas le midi.

C. D’accord.

D. Un steak tartare.

B. Et un Ricard.

D. Non !

C. OK, je vais à Naturalia.

B. Boulangerie pour moi.

D. Moi je vais au resto.

B, C et D sortent.

A. Tu viens pas ?

E. Non, j’ai pris de quoi manger.

A sort.

E. Les prochaines vacances sont dans 347 jours. Je crois que je vais aller m’acheter des boules Quies. Je crois même que je vais aller m’en acheter tout de suite. Allez directement à la pharmacie, ne passez pas par la case maison, ne touchez pas à l’une des quatorze paires de boules Quies qui se trouvent dans les trois boîtes de boules Quies à peine entamées qui se trouvent éparpillées sur vos étagères, allez directement à la pharmacie et achetez une nouvelle boîte pleine de boules Quies car il est urgent de ne plus rien entendre à ce monde, achetez une nouvelle boîte de boules Quies, de cette boîte ôtez deux boules Quies, insérez-en une dans chaque oreille, procurez-vous une pelle chez Monsieur Bricolage, allez sur YouTube, regardez un tuto, trouvez le lieu de votre sépulture et creusez votre tombe à votre convenance. N’oubliez pas de faire un détour par Décathlon, masque et tuba obligatoires. Confortablement installé dans votre lit de terre, respirez l’air frais du dehors puis, le moment venu, mourrez de lassitude. Lorsque l’océan submergera votre tombe, votre tuba et vos boules Quies rejoindront un continent de plastique à la dérive et iront s’échouer sur une plage du Pacifique, associées à un conglomérat de pailles en plastique, flacons de shampooing, barquettes de taboulé, stylos à bille, figurines Bob l’éponge, adaptateurs pour prises électriques Europe-Japon, coques vides de téléphones fixe, à cadran, à clavier, de téléphones portables à clapet, à clavier coulissant, de téléphones satellites, sacs plastiques de supermarchés, de marchands de légumes, de grossistes en lingerie et de détaillants informatiques du monde entier, le tout enchevêtré dans les mailles des filets de clémentine qui auront traversé les mers avant d’y revenir. Alors vous aurez laissé votre contribution posthume au grand livre d’or de la pétrochimie océanique mondiale et il sera plus que temps d’arrêter les frais.

E sort.

A, B et C rentrent.

C. Ça sent bizarre encore non ?

B. Comment ça ?

C. Ça sent quelque chose ?

B. Ça sent encore la merde ?

C. Non, ça sent plus la merde mais on est d’accord, y a une odeur ?

B. Oui.

C. Donc ça sent quelque chose ?

B. Oui, ça sent bon, non ?

C. C’est infect comme odeur.

C. Tu trouves pas ?

A. Euh… Ça va. C’est pas… C’est rien de…

C. Ça veut dire quoi ? C’est désagréable ou pas ? Qu’est-ce qui est mieux ? Cette odeur ou l’absence d’odeur ?

A. Est-ce que je peux te répondre que je n’en ai absolument rien à foutre ?

B. Voilà, tu vois.

A. Mais ça sent quand même pas super bon.

C. Voilà, tu vois ?

A. Est-ce qu’on peut arrêter de parler de son odeur et simplement attendre que ça passe ?

B. C’est pas mon odeur.

C. Elle vient d’où alors ? Elle vient d’où cette odeur ?

A. On va pas recommencer ?

C. Est-ce qu’on va un jour pouvoir travailler sans être assailli par des odeurs infernales dans cette maison ?

D (hors plateau). Qui est-ce qui a mis du déo dans la clim ?

B sort.

C. Tu ne trouves pas qu’elle est ignoble cette odeur ?

A. Si tu me demandais si je la trouve agréable, je te dirais non, mais de là à la trouver ignoble, non.

C. Donc tu la trouves désagréable.

A. Pas agréable mais pas vraiment désagréable non plus.

C. Pas agréable c’est désagréable.

A. Ou c’est ni agréable ni désagréable.

C. Il y a un état intermédiaire entre l’agréable et le désagréable ?

A. Oui, il peut ne rien y avoir du tout.

C. Ni agréable ni désagréable ?

A. Une sorte d’état neutre, oui.

C. Un point mort ?

A. Un point mort peut-être, ou peut-être plutôt un état d’apaisement, de décontraction, de détachement.

C. La détente, quoi.

A. Un refuge.

C. Un équilibre.

A. Oui, un équilibre terriblement précaire, un équilibre fragile dans lequel on reste la proie facile de ses pulsions.

C. Un sursis précaire avant de retomber dans les excès de son tempérament.

A. Ne rien espérer.

C. Ne rien craindre.

A. Exister ici et maintenant, se contenter de ce qui est.

C. Être comme la surface lisse du lac qui reflète le monde.

A. Ne pas chercher à comprendre quoi que ce soit.

C. La rosée dans l’herbe.

A. L’arbrisseau qui pousse.

C. Le torrent qui se jette du précipice.

A. La roche d’une montagne vieille de 200 millions d’années.

C. Une pelure d’orange.

A. Les plumes d’un pigeon.

C. Le passage d’un lézard.

A. L’immobilité du nuage.

C. La multitude inconcevable des grains de sable.

A. Le toucher de l’écorce.

C. La rectitude de l’horizon marin.

A. Le bleu infini du pétale.

E entre.

E. Il fait pas un peu chaud ici ?

D (hors plateau). C’est normal on a coupé la clim.

E. Mais on crève de chaud là !

D (hors plateau). C’est bon j’ouvre les fenêtres !

E. Je sais pas comment vous faites pour tenir, vous deux.

D entre.

D. Oulah il fait chaud ! Vous pensez à ce que je pense ?

E. Rallumer la clim ?

D. La clim est inutilisable jusqu’à nouvel ordre.

E. Qu’est-ce qui s’est passé ?

D. T’as pas senti ?

E. Senti quoi ?

D. L’odeur fétide, absolument insoutenable, qui s’échappait de la clim ?

E. Non j’étais dehors.

D. On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté.

E. Qu’est-ce qu’on fait alors ?

D. C’est l’heure de quoi ?

E. C’est l’heure de travailler ?

D. Ils ont l’air de travailler eux ? Ce serait pas l’heure de l’apéro par hasard ?

B (hors plateau). Il reste des bières au frigo !

D. Non, je parle d’un vrai apéro, d’un authentique apéritif – non, je parle d’une fête, d’une célébration, d’un véritable cocktail entre gens civilisés, je veux dire que nous allons nous rafraîchir de la manière la plus sophistiquée qui soit, nous allons nous rafraîchir et nous allons nous enivrer avec des boissons qui sont le résultat de la distillation de centaines d’espèces de plantes venues de toutes les régions du monde, nous allons les mélanger à des jus eux aussi en provenance des ports de marchandises du bout du monde, nous allons les mélanger à des eaux injectées de gaz carbonique, nous allons les verser dans des verres préalablement refroidis surmontés d’une rondelle d’agrume et nous allons boire ensemble, nous allons être heureux ensemble, nous allons nous féliciter de notre vie, mais surtout nous allons nous rendre heureux dans l’abandon de ce que nous passons notre temps à faire et à défaire et que l’on appelle, selon les circonstances, tantôt existence, projet de vie, ou bien encore travail. Nous allons ressentir des moments de réconfort fugaces et nous tâcherons de les rassembler et de les figer dans notre mémoire comme un seul souvenir heureux à l’image de cet apéritif qui nous attend.

B entre.

A. Ainsi soit-il.

B. À votre santé.

C. À la vôtre.

E. Tchin.

B. Deux glaçons s’il te plaît.

E. Dans le martini ?

B. Oui.

E. Il n’y a pas de glaçons dans le martini.

B. Pas de glaçons dans le martini ?

C. On met pas de glaçons dans le martini ?

D. De quel martini on parle ?

C. Comment ça, de quel martini on parle ?

B. Martini rouge. Tu m’as fait un blanc ?

E. Je t’ai fait un martini, un cocktail.

B. Je t’ai demandé un martini, pas un cocktail. Qu’est-ce que tu as fait comme cocktail ?

E. Un martini.

B. Il y a quoi dans un martini ?

E. Du martini.

B. Et quoi d’autre ?

E. Du gin.

B. Dans un martini il y a du gin ? mais je t’ai demandé un martini.

E. Dans un martini il y a du gin –

D. Et du martini.

A. Blanc.

C. Et des glaçons.

E. Des glaçons pour le verre.

C. Oui, les glaçons c’est pour le verre, c’est dans le verre avant de verser le cocktail.

A. Naturellement.

B. Oui, on ne verse pas les glaçons après le cocktail, ça je sais.

A. Les glaçons c’est pour le verre, pas pour le cocktail.

E. On a mis des glaçons là, tu ne vois pas ?

B. Je ne les vois pas mais ils sont là ?

E. Ils ont été là.

B. Et ils sont où maintenant ?

E. Dans l’évier. Ils fondent.

B. Pourquoi tu les as jetés ?

E. Parce qu’ils n’avaient plus leur place dans le verre. Ils ont rempli leur office. Le verre est refroidi, ils doivent libérer la place. Ils vont partir fondre dans l’évier.

B. Mais moi je voulais des glaçons dans mon martini.

E. Il n’y a pas de glaçons dans le martini.

B. Et tu ne m’as pas fait de martini.

E. Et je t’ai fait un martini. Je suis sincèrement désolé de ce qui t’est arrivé.

B. Je vais demander du martini où on voudra bien me servir du martini.

B sort.

D. Je n’ai rien dit mais je mets de la glace dans le martini.

E. Dans un martini tu mettrais de la glace ?

D. Pilée.

E. Dans un martini tu mettrais de la glace pilée ?

D. J’en mets.

E. Dans ta propre version du martini tu mets de la glace pilée.

D. Dans mon martini il y a de la glace pilée.

E. C’est ton martini.

D. C’est le mien.

E. Il t’appartient.

D. Je fais ce que je veux avec mon martini.

E. Personne ne peut te dire ce que tu peux faire de ton martini.

D. J’ai droit de vie et de mort sur mon martini.

E. Absolument.

D. On va prendre un martini dehors, on verra s’il y a de la glace dedans ?

D et E sortent.

C. Je ne vais pas tarder à rentrer.

A. Moi non plus.

C. On y va ?

A. Tu veux y aller ?

C. Oui je pense que je vais rentrer.

A. Tout de suite ?

C. Bientôt ?

A. Je vais rester encore un peu, j’ai quelque chose à terminer. J’avais oublié.

C. Tu ne veux pas le terminer demain ?

A. Je pense que je vais le terminer ce soir.

C. Avec la chaleur tu vas réussir ?

A. J’aime la chaleur.

C. Moi aussi.

A. L’air va se rafraîchir, il fait bon maintenant.

C. Oui, il y a le bruit des voitures mais il fait bon, il fait frais.

A. J’aime le bruit des voitures.

C. Moi aussi.

C. Chez moi c’est plus calme, on n’entend pas le bruit des voitures. Il y a la clim. C’est très calme. Tu aimes la chaleur et le bruit des voitures mais si tu changes d’avis tu peux venir chez moi pour terminer ce que tu as à faire. C’est calme on est bien. On sera bien. Tu seras bien. J’ai des choses à faire aussi chez moi. Je pourrai m’installer dans ma chambre et tu auras le bureau. Je suis à trois stations de monorail. Sans changement, en ligne directe. Il y a la clim dans le monorail aussi. Et parfois il y a une odeur entêtante, elle me plaît bien. Pas comme l’odeur de tout à l’heure, une odeur qui te plairait je pense. Une odeur plus raffinée. Il y a tout dans la station de monorail en bas de chez moi. Tous les commerces de proximité sont dans la station. J’aime beaucoup passer chez le traiteur avant de monter chez moi. La station est reliée à mon immeuble directement. Il y a un ascenseur qui dessert le hall de mon immeuble directement depuis la station. Pas la peine de passer par la rue. Quand il pleut c’est pratique. Je prends quand même un parapluie au cas où. On peut passer chez le traiteur ce soir. Il est encore ouvert. Je prends souvent des lasagnes mais il y a aussi des salades composées. Ils mettent des tranches d’un pain de campagne délicieux avant de refermer le sac plastique. Les bières sont fraîches aussi. On les prend dans le frigo, il faut prendre celles qui sont contre les parois, elles sont plus fraîches, avec les gouttelettes qui dégoulinent le long de la bouteille et qui font glisser les mains, après on a les mains mouillées, on se les essuie sur le pantalon. J’ai beaucoup de films dans ma liste de films à regarder. On pourrait en regarder un ce soir. Pas trop long. Une fois que tu auras terminé. Et moi aussi, une fois que j’aurai terminé. J’ai quelques petites choses à faire. Un film pas trop long. Un Lars von Trier ? Ou peut-être un documentaire, moins déprimant. Je dois avoir des documentaires de Michael Moore. Les documentaires de la BBC sont très reposants. J’oublie beaucoup de choses devant les chroniques de la vie animale. Les lasagnes et la vie animale et je dors et j’oublie tout. Je me réveille la nuit dans le canapé, la télévision est restée allumée, je coupe le son. La nuit c’est les documentaires sur la vie marine. La pièce est toute bleue. Je vais dans la cuisine, je jette la barquette et les couverts. Il y a une baie vitrée dans la cuisine, dans le séjour je veux dire, c’est une cuisine américaine. Quand je passe devant les fenêtres, chez moi, j’ai envie de sauter, et je ne sais pas si c’est pour me suicider ou pour m’évader. C’est un peu la même chose, non ? Tu peux me rejoindre plus tard si tu veux. Quand tu auras terminé. Envoie-moi un message et je t’envoie l’adresse, l’étage et le numéro de la porte si tu veux. On n’est pas obligé de regarder un film. Bon courage.

A. Merci. A toi aussi.

C. Merci, bonne soirée.

A. À toi aussi.

C. À tout à l’heure peut-être.

A. Bonne nuit. Repose-toi bien.

C. Merci. Salut.

A. Ciao.

C. À demain.

A. Oui.

C sort.

A s’endort.

Il se réveille.

A. Fucking mosquito. Where are you? Where are you hiding? Tell me where you are. Fucking bitch. Fuck you.

A. What the…! Get the fuck outta here you fucking asshole! Shut the fuck up and get the fuck outta here.

A. Y en a plusieurs. Ils sont plusieurs.

A. C’est la saison des moustiques déjà ? Les moustiques dès le printemps ? La ville est pleine des mouettes, les abeilles ont périclité, les grillons chantent toute l’année, et maintenant les moustiques ? Et toi ? Où te caches-tu ? Je te cherche partout dans la ville, dans la ville partout je vois ton ombre et tu n’en finis pas de danser, tu n’en finis pas de m’échapper. Il nous faudra pourtant un moment nous retrouver, sinon comment ferons-nous pour regarder virevolter l’épervier ? Quand nous accorderons-nous le temps de la sieste dans les champs ? Tout se meurt autour de nous pendant que nous vieillissons à vue d’oeil. Que deviendront la rivière et le sous-bois, privés de la faune fugitive qui s’y sait condamnée ? Sommes-nous voués à errer de refuge en aire d’autoroute avec pour bruit de fond les chansons de l’âge d’or des hirondelles qu’aucun vivant n’a connu ? Je te cherche, je te trouverai et nous partirons ensemble dans une guerre de David contre Goliath, un combat à la Bonnie and Clyde – non, plutôt une quête perdue d’avance, la quête des jumeaux Don Quichotte – des jumeaux Don Quichotte qui auraient encore toute leur tête, nous aurons l’air fier dans notre armure de fortune, la poitrine bombée, le port altier et le regard vif de ceux qui toisent leurs démons les yeux dans les yeux ; nous prendrons la route, nous batterons la campagne, nous sillonnerons les lopins de terre de nos aïeuls spirituels et nous ferons ressortir de terre les plantes qui ont rempli les herbiers de nos greniers.

E. Je veux que nous soyons les jumeaux Don Quichotte, toi et moi, contre le monde mortifère.

A. Faisons nos valises. Les moustiques nous attaquent.

E. Où est-ce qu’on va ?

A. On part loin d’ici, on s’éloigne de l’épicentre de l’invasion.

E. Et ensuite ?

A. Ensuite on fabrique un abri contre les moustiques pour réfléchir au calme.

E. Je croyais qu’il y avait encore plus de moustiques à la campagne.

A. Plus qu’à la ville ?

E. Oui.

A. Les moustiques sont bien attirés par les humains ?

E. Oui.

A. Or, il y a plus d’humains à la ville qu’à la campagne ?

E. Oui.

A. Donc, il y a plus de moustiques à la ville qu’à la campagne.

E. Les moustiques sont attirés par les animaux aussi ?

A. Oui, par les vaches.

E. Il y a plus de vaches à la campagne qu’à la ville ?

A. Certes.

E. Alors il y a plus de moustiques à la campagne qu’à la ville.

A. Avant de fuir, il faut qu’on sache où est-ce que les moustiques sont les moins nombreux.

E. Où il n’y a ni humains ni vaches ?

A. Dans le désert.

E. On s’installe dans le désert.

A. Comment est-ce qu’on survit dans le désert ?

E. On trouve des sources et on les fait jaillir.

A. Il y a des sources dans le désert ?

E. Oui mais il faut savoir les trouver.

A. J’ai vu un documentaire sur les sourciers. Ils trouvent des sources avec leurs baguettes.

E. Il faut qu’on s’occupe de la nourriture aussi.

A. Oui, comment est-ce qu’on fera ?

E. Nous emporterons des réserves avec nous.

A. Et quand elles seront vides ?

E. Nous irons en chercher d’autres.

A. Nous ne cultiverons pas notre propre nourriture ?

E. Non, à moins de nous contenter de manger des racines et des lentilles. C’est ce que tu veux ?

A. Pourquoi pas s’il le faut ? Ce sera dur mais nous nous soutiendrons mutuellement.

E. Est-ce que Don Quichotte aurait réussi sa quête s’il n’avait eu à manger que des racines et des lentilles ?

A. Peut-être pas. Mais Don Quichotte n’a pas réussi sa quête.

E. Nous changerons notre régime alimentaire petit à petit.

A. Pas à pas. Graduellement, pas d’un seul coup.

E. Nous nous habituerons aux racines et aux lentilles.

A. Nous finirons par vivre en osmose avec la nature.

E. Et le climat ?

A. Chaud le jour, froid la nuit.

E. Oui, mais comment est-ce qu’on fera ?

A. Quoi donc ?

E. Comment est-ce qu’on va survivre ?

A. Nous vivrons nus le jour et la nuit nous revêtirons des peaux de bêtes.

E. On va tuer des bêtes ?

A. On tuera les vaches.

E. Ça va affamer les moustiques.

A. On tuera les vaches pour affamer les moustiques.

E. On tuera les vaches pour tuer les moustiques.

A. Pour décimer les moustiques.

E. Faire un massacre des moustiques.

A. Tuer les vaches pour faire le génocide des moustiques.

E. On tuera les vaches sur notre chemin et on en fera des manteaux pour nous tenir chaud la nuit.

A. De beaux manteaux en cuir.

E. Nous vendrons de beaux manteaux en cuir.

A. Dans le désert.

E. À côté de notre source. À côté de notre oasis.

A. Nus.

E. Nous vendrons des beaux manteaux en cuir dans le désert, à côté de notre oasis, nus, complètement nus.

A. Attraction touristique de premier ordre.

E. Nous ferons payer les photos.

A. Les photos de nous nus ?

E. Prix variable selon la pose.

A. Et selon l’angle.

E. Des défilés de mode. Nous nus, recouverts de nos manteaux en cuir.

D (hors plateau). Arrêtez de vous casser la tête j’ai trouvé la solution !

D entre.

D. C’est bon, j’ai trouvé la solution, j’ai mis de l’insecticide dans la clim. J’ai du en mettre beaucoup pour couvrir l’odeur du déo qui persistait. Ne vous étonnez pas si vous avez un peu de mal à respirer par moment, c’est normal, sur la boîte il est précisé : « ne pas utiliser dans dans un espace confiné ».

E. mais on va se faire empoisonner ?

D. Non, j’ai fait mes calculs. En revanche, il y a un risque d’inflammation légère des voies respiratoires et de la peau, mais rien de plus, sauf en cas d’exposition prolongée, auquel cas des nausées peuvent survenir. Aussi, il ne faut pas s’approcher à moins de trois mètres du climatiseur à cause du risque de brûlure de la peau. Mais en dehors de ça, tout va bien, on devrait être débarrassés des moustiques très bientôt, j’ai fermé les fenêtres et la clim fonctionne à nouveau ! On va pouvoir se remettre au travail !

B (hors plateau). C’est normal si le climatiseur est entièrement recouvert de moustiques ?

D. Oui, il faut le temps que ça agisse.

B (hors plateau). Mais le climatiseur est noir de moustiques.

D. Laisse le temps d’agir, ils vont finir par tomber comme des mouches.

B. J’ai peur.

D. La peur n’évite pas le danger, et tu as du travail.

B. L’essaim de moustiques devient énorme. Il prend la forme d’une boule.

D. Arrête de prendre de la drogue ou je te vire.

B. Une boule de moustiques prend son envol. Une boule en rotation sur elle-même, comme une boule à facettes qui se recompose en permanence, faisant ruisseler son magma en surface et à l’intérieur d’elle-même. La boule tourne sur elle-même tout en traçant une ellipse dans la pièce, son magma de moustiques continue de tournoyer à l’intérieur d’elle-même, et un essaim plus petit se détache de la boule toujours en rotation, un essaim plus petit qui à son tour prend la forme d’une petite boule, une boule en formation qui est maintenant détachée de la boule qui lui a donné naissance, et cette deuxième boule tourne en orbite autour de la première qui continue son flottement elliptique dans l’espace et qui, bien qu’ayant été désertée par une partie des moustiques qui lui appartenaient, ne cesse de grossir, peut-être parce que les moustiques qui la composent encore se reproduisent en plein vol, sans discontinuer, donnant à cette boule des proportions désormais colossales qui lui permettent d’expulser des salves presque ininterrompues de rejetons qui à leur tour vont s’agglomérer en petites planètes, toutes satellites de leur mère, petits satellites qui grandissent, remplis de moustiques, suivant le même chemin monstrueux d’une croissance aberrante qui échappe à notre compréhension, et qui à leur tour font naître leurs descendants, eux-mêmes grossissent et enfantent, et la pièce est maintenant pleine d’une valse hallucinante de planètes de moustiques qui volent les unes autour des autres et accélèrent sans arrêt, et heureusement que ce système solaire de moustiques ne nous attaque pas car je ne donnerais pas cher de notre peau, et notamment je n’aimerais pas être à la place du chirurgien qui serait en charge des innombrables cratères qui troueraient notre épiderme, d’ailleurs je ne vais pas m’éterniser et j’en profite pour remettre ma démission, je pars pour Mars la semaine prochaine, je suis depuis des années sur la liste d’attente de l’équipage du premier programme de colonisation civile de Mars, j’étais 23671e au moment de mon inscription et me voici désormais officiellement éligible à l’un des huit postes d’équipage à bord de la navette qui décollera mardi prochain à 5h41 pour rejoindre une station d’excavation à la surface de Mars. Je ne reverrai pas la Terre, je le sais, et je pars le coeur léger, vierge de tout engagement et de toute attache familiale et sentimentale. Je vais mourir sur les lignes incertaines des dernières frontières de l’aventure humaine au lieu d’expirer dans une maison de retraite après une vie laborieuse parmi la fourmilière humaine qui aura bientôt recouvert tout le globe de sa présence noir-mazout. Je décolle pour mourir brutalement avec toute la gloire que cela implique, ainsi j’évite de dépérir anonymement dans l’étuve mondiale où les noms des héros ne se lisent plus que sur les frontons des lycées et des monuments aux morts. Mais prenez garde, les essaims de moustiques changent encore une fois de forme, ils se regroupent maintenant en escadrons mortels pareils aux vaisseaux de la flotte espagnole qui fondaient sur les terres du nouveau monde.

D. À vous entendre on dirait que chaque jour le monde est voué à disparaître – je remarque que le monde n’en finit pas de terminer et qu'en attendant nous sommes toujours sur notre bonne vieille terre, bien vivante, bien ferme, et qui continue de nous réjouir de ses cadeaux. Le monde n’en finit pas de finir et les opportunités nouvelles n’en finissent pas de se présenter à qui veut bien s’en saisir. Qui voudrait d’une vie de hamster nourri aux haricots lyophilisés dans une capsule spatiale alors que des possibilités d’investissement touristique se présentent partout sur le littoral méditerranéen, conséquence fructueuse de la faillite des États du Sud de l’Europe ? Qui voudrait végéter dans une station sur Mars, s’astreignant à des exercices quotidiens pour combattre l’atrophie de ses muscles, alors qu’on peut siroter une piña colada au bord de la piscine après une journée de travail sereine et productive ? Je ne comptais pas vous dévoiler si tôt ce à quoi nous allons nous consacrer les trois prochaines années mais manifestement les conséquences m’y poussent, alors ouvrez vos écoutilles et retenez votre souffle, nous parlons du genre d’opportunité qui va vous permettre de prendre votre retraite à trente-cinq ans et de vivre comme un roi d’ici là, de ce genre d’opportunité pour laquelle on laisse tout derrière soi pour partir refaire sa vie sans état d’âme, ce moment que seuls quelques rares élus connaîtront dans leur vie, je parle, écoutez-moi bien, je parle d’un projet de revalorisation d’une portion de littoral situé à proximité immédiate d’une usine de production d’amiante, fermée depuis longtemps pour les raisons sanitaires que chacun connaît, et c’est justement en cela que nous allons tirer notre épingle du jeu puisque nous venons d’obtenir, auprès des autorités compétentes, l’autorisation de construire, en lieu et place de cette usine, des criques artificielles qui bénéficieront à la fois d’une vue imprenable sur le littoral, et qui seront aussi parfaitement isolées de la toxicité des sols et de l’eau de la mer par un ouvrage en forme de bulle qui à lui seul vaut le détour architectural. Mais vous aurez évidemment compris que le vrai jackpot pour nous se situe dans l’exploitation hôtelière du lieu et dans la multitude de restaurants que nous allons y faire pousser, puisque la concession que nous avons remportée couvre non seulement les installations de loisir du littoral mais également toute une bande urbaine et routière que nous allons faire sortir de terre sur les ruines des usines délabrées et sales, sur tous ces vestiges d’un vieux monde industriel, polluant, sclérosé, que nous oeuvrons à remplacer par ce nouveau monde qui est le nôtre, un monde d’audace, de prise de risque et d’accomplissement personnel et collectif. Mais je crois que voici nos moustiquaires, elles vont nous être utiles.

C entre.

C. C’est comme si c’était la nuit nucléaire. Comme si tout avait été pétrifié. Tous les gens sont pétrifiés. Ils sont tous gris et immobiles comme s’ils étaient dans un cocon rigide en amiante. Ils sont en mouvement mais immobiles, ils viennent de terminer leur vie sur le chemin du supermarché, ils viennent de terminer leur vie en grimpant les marches du métro ou dans une foulée de jogging. La foule pressée s’est transformée en une armée de soldats de plombs sans armes. Une fumée opaque joue le rôle d’un brouillard irrespirable. Seules les sirènes retentissent encore. J’ai vu les pompiers ouvrir la portière du camion et tomber tête la première sur le bitume. C’est l’heure de la fin de la messe, les cloches viennent de sonner. Une pluie torrentielle dévale les caniveaux et s’échappe des gouttières mais il ne pleut pas. Certains disent que la pluie s’évapore avant d’avoir pu toucher le sol et que l’eau dans les rues ne vient que des citernes qui ont éclaté sous l’effet de la chaleur. Je viens de chez moi, j’ai pris le monorail jusqu’ici sans mettre un pied dehors. Tout ce que j’ai vu, je l’ai vu sur les écrans de télé avec les autres passagers. Les images ont été filmées par des drones à caméra infrarouge sûrement. Probablement rien de ce qui est à l’air libre ne vit plus. Tout ce que j’ai pu prendre, je l’ai pris auprès des vendeurs à la sauvette qui restaient dans la station. Ce ne sont pas des moustiquaires, ce sont des filets de pêche, ils nous serviront à retenir les gravats en cas d’effondrement. Il y a tout un peuple de statues dans les rues, dans un mouvement figé comme des discoboles, et un autre peuple qui tremble et devient fou entre quatre murs de béton. Dans cinq jours, les statues de la rue seront encore là, impassibles, et nous, nous serons à l’état de la décomposition. Personne ne retrouvera rien de nous. Les archéologues retrouveront nos frères et soeurs les statues, ils en sélectionneront une partie, qui sera exposée dans les musées ; des collectionneurs privés achèteront une autre partie du stock ; le reste se volatilisera au marché noir, il servira de combustible peut-être. C’est le Pompéi de notre ère. Il faudra trois millénaires à la prochaine civilisation pour prendre la mesure de l’apocalypse.

A. Il va nous falloir faire des moustiquaires avec ces filets.

E. Il faut les retricoter.

A. Les tricoter serrés.

E. Très serrés.

A. Il nous reste de l’eau.

E. Il va falloir être économes.

A. Il reste à manger ?

C. J’ai pris des makis, des falafels, deux sandwiches triangle au thon, un jambon-beurre, une boîte de pâtes de fruits, des Prince, un pot de tzatziki et une barquette de frites.

A. Les vitres sont bien fermées ?

D. Oui. Je vais aller fermer les volets. On peut manger les frites ?

B. Les tribus ancestrales qui n’ont jamais eu le moindre contact avec le monde moderne. Y en a-t-il encore ? Ne serait-ce qu’une seule ? Une tribu qui vivrait en marge de notre ère. Une tribu qui ne saurait rien de l’électricité, qui ne connaîtrait pas le nom d’une seule star internationale ? Une tribu qui n’aurait de commun avec nous que la terre, la mer et le ciel. Le même ciel, parfois ciselé des empreintes blanches laissées par nos avions. Une tribu qui ne connaîtrait de notre civilisation que les empreintes de nos avions. Une tribu pour laquelle ces empreintes seraient signe de prospérité ou, au contraire, de catastrophe à venir. Une tribu qui organiserait des rites pour convoquer ces empreintes ou, au contraire, les repousser. À partir d’aujourd’hui, cette tribu ne verra jamais plus les empreintes de nos avions. Combien de sacrifices, quels bouleversements chez cette tribu, parce que nos avions ne voleront plus ?